Souvenirs retrouvésQuelle est votre relation au genre du carnet de voyage ? Avez-vous déjà tenté de fixer vos impressions dans un journal, sous forme de courts essais, ou tout simplement à travers les photographies publiées sur votre compte Instagram ?
Indépendamment du genre ou de la forme, les œuvres qui captent des impressions immédiates — qu’il s’agisse d’innombrables albums de croquis, de journaux de bord avec les notes des navigateurs, des toiles exotiques de Jean-Baptiste Le Prince, de certains chapitres de
l’Histoire d’Hérodote, d’itinéraires médiévaux ou encore des
Carnets d’hiver sur impressions d’été de Fiodor Dostoïevski — peuvent devenir de véritables portails dans l’espace et le temps.
Les chercheurs qui travaillent sur les travelogues en tant que sources d’archives s’accordent à dire que ceux qui vivent dans un lieu donné et en suivent les routines quotidiennes sont rarement en mesure d’en saisir les traits particuliers avec autant de justesse et d’émotion que ceux qui, au contraire, l’observent pour la première fois, concentrés sur la compréhension sensorielle, conceptuelle et empirique de territoires encore inconnus pour eux.
Les travelogues, tout comme d’autres matériaux autobiographiques — et c’est bien ainsi, car nous nous observons souvent nous-mêmes à travers le prisme d’un paysage encore inconnu, découvrant notre caractère, nos goûts et nos priorités en nous confrontant à des circonstances inhabituelles — sont rarement objectifs.
Pourtant, même les notes les plus légères acquièrent avec le temps la valeur de documents historiques, fixant un quotidien qui échappe entre les doigts — charmant ou banal, bouleversant, rebutant ou suscitant un désir de participation.
Les carnets de voyage portent en eux le portrait de leur auteur : ils peuvent contenir des listes fastidieuses de repas ou de dépenses, mais il en existe aussi qui éveillent chez le lecteur une véritable passion pour la soif de vivre, la curiosité et le monde intérieur de celui qui les écrit — devenant ainsi le socle de ses impressions.
Un frisson particulier peut surgir lorsqu’on reconnaît un lieu prenant vie sur les pages d’un travelogue ou représenté dans une œuvre artistique, et que l’on confronte ses propres impressions à la vision de l’auteur.
L’exposition offre l’occasion de découvrir le regard qu’Evgenia Bouravleva (née en 1980 à Kirov, Russie) porte sur le monde — une artiste hédoniste discrète, voyageuse attentive et expérimentée. Dans ses toiles, elle capte avec précision à la fois les détails des paysages et l’atmosphère lyrique qui saisit quiconque s’attarde véritablement sur le « génie du lieu ».
Observatrice sensible et délicate, elle possède le don rare de fixer non seulement des instants précieux, mais aussi des états plus étendus dans le temps. Les œuvres de Bouravleva conservent ainsi des dizaines de minutes de contemplation paisible, des heures de conversations calmes au rythme du ressac, des années de bruissements de feuillages, ou encore des siècles de fraîcheur immuable du marbre.
L’espace de la galerie rassemble les impressions devenues souvenirs, glanés lors de ses voyages à travers la France. L’artiste confie que le paysage est pour elle la forme de communication la plus naturelle avec le spectateur. Dans sa pratique, elle cherche à lui laisser un espace de projection, de sorte qu’il puisse se reconnaître dans le paysage, et passer du statut de simple passant à celui d’observateur engagé.
À travers les paysages de Bouravleva, le spectateur peut se souvenir d’autres œuvres inspirées par ces mêmes lieux — celles de Camille Pissarro, Claude Monet, Auguste Renoir, mais aussi d’Alexandre Benois, Vassili Polenov, Ilia Répine et d’autres artistes tombés sous leur charme.
L’art a ce pouvoir : faire en sorte que certains endroits, même lointains, deviennent partie intégrante de notre propre univers. Par les impressions vécues par l’artiste, nous pouvons à notre tour forger les nôtres — et elles deviennent alors une part de notre mémoire personnelle.
Daria Kolpachnikova, historienne de l’art, docteure en histoire de l’art