Pays, paysagesPays, paysages, le couple se dispute la paternité du regard porté sur le monde. Au pays, la terre qui l'a vu naitre. Au paysage, la vision que l'on projette sur lui. Et ça tombe bien parce que c'est toute la problématique de cette exposition.
On commence par la genèse des auteurs, en photographie, qui suit à la lettre ce découpage du médium en deux grandes familles : fenêtre ou miroir, miroir de soi ou fenêtre sur le monde.
A n'en point douter Oleg Nikishin appartient à la seconde famille. Tout son parcours de reporter en atteste. Une formation à l'image somme toute extrêmement classique tant la presse et le journalisme ont longtemps été la profession par excellence des photographes.
Aller là où ça se passe, accumuler des témoignages, d'abord en Russie puis plus tard aux Etats-Unis ou ailleurs, mondialisation du chaos oblige. Une production compulsive où les horreurs du jour cohabitent avec des distractions récurrentes - chaos guerrier contre défilés de mode ou pirouettes de gymnastes-déroute.
A bien y regarder pourtant la distance est juste, qui énonce les faits et respecte les personnes, elles à mi-chemin entre l'assignation à être les acteurs de l'actualité ou à rester les spectateurs de bouleversements qui nous dépassent.
Olivier Marchesi dans sont retour à la maison de famille, prend lui l'option du miroir qu'il manipule à l'envie. Il progresse dans un univers aquatique, rejoue une enfance d'un temps passé, façon "Le grand Maulnes". Un climat de spiritisme flotte à la surface des images, les photographies des enfants et des grands sont tout près de devenir les fantômes de demain si chers à la photographie du XIXème.
Il y a toute une ruse de papier à se présenter ainsi, entre anachronisme et géographie intime. Les pistes se brouillent et ces images, postérieures aux travaux d'Olivier Marchesi sur la Russie semblent, cependant les annoncer.
Dépasser d'où l'on vient pour se rendre à l'oeuvre principale. Le côté d'Oleg Nikishin sera français, la Russie ira à Olivier Marchesi. Cette inversion des regards natifs n'a bien sûr pas pour fonction d'alimenter leurs nostalgies respectives, quoique, mais d'y préférer la construction d'un paysage intérieur propre à chacun.
Attentes, anticipation, découvertes, confirmation, sidération, les approches et les partis-pris sont sans limite s'il n'était un détail qui s'impose à eux et que l'on nommera le fait brut de la photographie. Et quand il s'agit de voir un pays ou de construire un paysage, ce fait brut et l'échelle de ses représentations modère grandement toute tentative de manipulations, en clair la photographie de paysage est affaire d'honnêteté et d'intelligence.
Oleg NikishinSous un réverbère la sourde immobilité de l'eau de la Seine, derrière, les berges du fleuve plongées dans la nuit noire. Au dessus l'illuminations des façades, dessous, à l'écart, leurs reflets. Y aurait il quelque chose de manichéen dans cette image nocturne ?
La solution est sans doute dans les photographies suivantes. A nouveau un réverbère, au centre de l'image prise de jour cette fois. De part et d'autre deux arbres encadrent et singent la verticalité du lampadaire. Ajoutons qu'il existe deux versions de la photographie : l'une en hiver l'autre en été. A nouveau une dualité un peu appuyée ? Cette fois c'est non, le récit est ailleurs : il s'agit de symétrie partout traquée dans cette esquisse du paysage français présentée par Oleg Nikishin.
Ailleurs dans l'exposition une stupéfiante image de falaise (Étretat cher aux Impressionnistes) s'impose. La symétrie ici n'est plus l'aller-retour du regard sur deux motifs qui se répondent mais la dynamique de la falaise et de la grève, verticale versus horizontale, qui s'opposent pour mieux se ressembler.
Voir aussi le tracé strict d'une terrasse du Parc de Saint-Cloud tout entière édifiée pour surplomber un Paris linéaire et reculé qui s'estompe.
Cette mécanique d'un paysage préexistant ne retire rien à la réalité du pays qu'elle décrit. Les sujets sont pleins d'imperfections, de tailles grossières des arbres, de tombes en désordre dans les cimetières et de rivières qui débordent. Pleins de tentatives du regard à faire coïncider les représentations et les empreintes d'un pays pensé avant d'être vécu.
Dans ce jeu où les années passées importent, mentionnons les tirages au platine. Une technique ancienne qui fixe avec une délicatesse et une précision parfaite les images et nous renvoie à une époque éloignée, avant même que Brassai photographie la nuit à Paris, ou que le serial photographe Atget s'empare du parc de Saint-Cloud.
Olivier MarchesiLith, virages incontrôlables, chimie presque organique où des noirs contaminent et les blancs illuminent ou effacent. Une fièvre qui court sur l'ensemble des tirages intrigue.
D'ordinaire une exposition de photographie c'est une série de solitudes qui s'additionnent. Ici, d'emblée c'est un climat d'ensemble qui gagne. Le grain des images, parfois très fort, vient incarner une violente averse de neige ou la pollution d'un univers urbain saturé et inquiétant. Ailleurs, le sentiment d'une chimie plus fine, plus subtile, pourra éclairer de nuits blanches des horizons lointains ou signer des lieux inconnus. En commun l'évocation d'une géographie immense, la Russie, et la possibilité des voyages qui vont avec.
Et là on ne peut résister, texture vintage des photographies oblige, à l'appel de l'Orient lointain. Avec dans un recoin de la mémoire la conquête de l'Ouest américain. Far East contre Far West en quelque sorte. On retire les Indiens et les cowboys, on garde le train et on met comme ligne d'arrivée Vladivostok en lieu et place de San Francisco.
Et ça marche, avec le délicieux sentiment, pour moi, de la première fois. C'est probablement une des magies de la photographie que de brouiller la carte du temps. L'arrêter ici pour le faire renaître là, face au spectateur, quand il découvre les images.
Et en chemin on y voit de merveilleux rébus. Que penser de cette photographie d'étendue d'eau gelée surmontée d'un trait noir? Annotation sur une carte, jetée sur un lac ou simplement superposition parfaite du signe et de son sens.
Idem pour cette autre tirage énigmatique de glace légendé de ses coordonnées de longitude et latitude. Assez loin de Google Maps n'est ce pas ? Pour son sens ne cherchez pas et adoptez l'aphorisme de Diane Arbus: la photographie est "a secret about a secret, the more you see, the less you know".
Ou cette boule de lumière qui traverse l'image. Le sol strié d'empreintes de roues qui convergent vers l'horizon et accélèrent le regard. En face une boule blanche, a contre sens, interrompt tout. Accident de papier et magie de la photographie.
Thomas Doubliez
Consultant en photographie