En parallèle de l’alphabet, autrefois réservé à l’élite des clercs, le tarot émerge comme un langage expérimental qui engage des images et des gestes. On assemble à l’infini des écritures sur du papier, des papyrus, des parchemins, de la pierre même. Au contraire des lettres, le tarot forme un ensemble artistique de 78 figures coloriées (rouge/blanc/bleu/noir) qui, sous le nom de lames, expriment des valeurs comptables et spirituelles différentes : bâtons (feu), coupes (eau), deniers (terre), épées (air).
On peut y jouer innocemment, comme à la belote ou tout autre jeu de cartes, avec l’espoir de gagner la partie contre des adversaires familiers, assis à notre table. L’imaginaire du tarot, qui portait le nom originel de « triomphe », réside cependant dans ses figures cabalistiques spirituelles, dites « arcanes majeurs », qui, depuis des siècles, servent de support à une divination dont les frontières demeurent librement ouvertes. Si l’alphabet combine 26 lettres, artisanes discrètes des mots puis des phrases composées, le tarot assemble selon des questions abruptes, 22 arcanes majeurs qui sont des cartes de destinée parce que figures de la création…
Point d’auteur, de lecteur, ni de style dans ce jeu mystérieux qui, battu, coupé, distribué puis tiré par un unique client, ouvre des axes d’interprétation infinis : après
le Bateleur, le Pendu, l’Amoureux ou
le Fou/le Mat, surgissent des figures de pouvoir telles que
l’Impératrice,
la Papesse,
le Pape,
l’Ermite ou
l’Empereur. Qui sont-ils ? Quelles sont-elles ? Figures de rencontre ou traits de caractère de celui ou celle qui se prête au jeu ?
La Justice, la Tempérance, le Diable et
la Force sont-elles des vertus ou des avertissements ?
Observer les symboles qui s’enchâssent au gré des émergences, retient la fougue du client qui se soumet à un jeu profond, celui de l’attente, de l’écart, du différé :
la Roue de la Fortune, le Chariot, la Mort, le Jugement…. Et que dire de symboles encore plus obscurs de l’influence cosmique :
la Lune, la Maison Dieu, l’Étoile, le Soleil et le Monde… Les arcanes, ces attracteurs étranges, sont l’autre nom des mystères qui peuvent s’enchaîner ou former une ronde :
la Force en onzième place, annonce
la Mort qui, en treizième position signifie transmutation jusqu’au
Soleil (dix neuvième) qui, si elle est bien acceptée, apporte l’illumination, dernière porte d’accès vers
le Monde (vingt et une). À l’orée du jeu,
le Bateleur nous prévient des hasards de la vie, en 22
ème station,
le Fou (ou
le Mat) figure un errant dépenaillé mordu par un chien, l’inverse du nomade thaumaturge de la Chrétienté occitane, Saint Roch, à qui un chien apporta, en miséricorde fidèle, un quignon de pain. Si quittez
le Monde, sans avoir accepté l’apaisement spirituel de
l’Étoile (dix septième carte), l’errance vous mènera vers un nouveau cycle d’épreuves.
Venu du fond des âges, ce tarot véhicule de pensée, est-il issu du peuple ou modelé par quelques initiés ? Selon les archives des historiens, le jeu de tarot émerge en Italie dans les cours des riches marchands et princes de la Renaissance. Le « tarot Visconti » ou « Visconti-Sforza », le plus ancien jeu connu, désigne des tarots milanais enluminés, datés du XV
ème siècle. En France, Rabelais fait jouer Gargantua au « tarau » dès le XVI
ème siècle et les alchimistes s’emparent des mystérieuses figures peintes sur les lames, les « arcanes ». Sait-on encore que ces cartes qui fascinaient les cours princières de la Renaissance ont été introduites par les Bohémiens (on les disait à l’époque, Égyptiens), qui venaient en réalité des Indes, chassés après le X
ème siècle par quelque guerre civile ? En 1427, ces migrants basanés aux oripeaux magnifiques reçoivent l’autorisation d’entrer en France et s’y font connaître dans les armes et la divination. Venu par la route des Alpes et des ports, le fameux « Tarot de Marseille », connait au XVIII
ème siècle un engouement populaire dont le succès qui ne se démentira plus, malgré la prolifération d’autres versions, graves, poétiques ou de fantaisie.
Sylvie Dallet
Historienne, directrice de recherches au Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines