Le regard porté sur les femmes, à partir de la notion de féminité, a considérablement évolué au cours des dernières décennies. Si certains aspects demeurent imprégnés de valeurs héritées du passé, de profonds bouleversements socio-culturels ont permis de l’extraire de la catégorisation binaire, longtemps fondée sur les distinctions biologiques et reproductives, où la société l’avait cantonnée des siècles durant. Aujourd’hui, il semble difficile d’identifier des attributs exclusivement réservés à la féminité. Cette notion se trouve désormais confrontée des problématiques plus larges, qui la débordent, telle que l’identité de genre, qui relève d’un ressenti intime et personnel, en décalage avec les définitions normatives imposées par la société. Pourtant, même en dépassant la binarité homme/femme, la question de ce qui constitue une spécificité de la féminité reste pertinente et continue d’alimenter les réflexions contemporaines.
In/Visible : The Changing Shape Of Womanhood se présente comme une proposition curatoriale abordant la relation des femmes à leur féminité. L’exposition réunit des pratiques artistiques qui explorent la manière dont les femmes se représentent elles-mêmes dans l’imaginaire collectif, en dénonçant les stéréotypes et les normes qui leur sont imposées. Elle propose une relecture de la notion de féminité autour des multiples facettes qui la définissent aujourd’hui, sans chercher à l’enfermer dans un consensus.
Pour atteindre cet objectif, la Galerie de l’Est met en lumière un corpus d’œuvres réalisées par des artistes femme appartenant exclusivement à la génération Y, appelée également les milléniaux, souvent considérés comme les premiers enfants du numérique. Une génération qui assistera à l’émergence du troisième
sexe, puis au développement des mouvements LGBTQIP2SAA, ainsi qu’à la banalisation de la chirurgie esthétique, un phénomène amplifié par les réseaux sociaux et leurs influenceuses. Ce choix suscite immédiatement l’intérêt : comment la féminité est-elle perçue, vécue et réinterprétée par cette génération d’artistes ?
La féminité ne dépend pas d’une époque, mais d’une présence. C’est ce que suggère l’œuvre d’Alena Rakova, connue également sous le pseudonyme Exantres. Cette artiste dépeint des femmes dans des situations où leur corps semble s’effacer derrière l’impression fugace de la sensualité qui en émane. Les postures de ses modèles traduisent une féminité affirmée, qui demeure intacte malgré les contours floutés et les visages esquissés. L’enjeu est d’atteindre une picturalité qui révélerait l’essence féminine à partir d’un choix de scènes ordinaires, parfois inspirées par l’histoire de l’art. En revisitant les nombreuses représentations de la femme dans son quotidien, Exantres engage ainsi le regardeur à dépasser l’apparente banalité des situations pour percevoir une féminité atemporelle.
Si la féminité n’est pas réductible à une époque, elle s’inscrit pourtant dans une modernité qui la redéfinit sans cesse. C’est dans ce contexte que Damaris Athene ouvre une réflexion sur ce que l’image de la féminité pourrait devenir en la transformant en un champ d’expérimentation à l’aide des outils technologiques et numériques. Avec la série
If Only I Could Be 2D et la série
Girl…, l’artiste dénonce le paradoxe suivant : les outils numériques permettent de modifier facilement l’apparence pour correspondre à une image parfaite, mais en contrepartie, ils exacerbent les insécurités et les pressions sociales, au prix d’un éloignement de la réalité corporelle et d’une apparence complétement irréaliste. Ces interactions génèrent de nouvelles significations tout en brouillant les frontières traditionnelles. Dans une approche résolument post-anthropocentrique, Damaris Athene explore comment ces technologies offrent des perspectives nouvelles sur la matérialité du corps. Ce dernier ne se définit plus seulement comme une entité biologique, mais aussi comme une construction malléable, influencé par des interactions avec des algorithmes et autres systèmes non humains. Dans cette vision élargie, le genre peut être subsumé, laissant entrevoir un corps affranchi des cadres normatifs et surtout porteur de potentialités inédites.
Le travail d’Alessandra BB s’attache, quant à lui, à puiser son inspiration dans les transformations naturelles du corps, qu’il s’agisse de la maternité ou de la vieillesse. Dans le journal émotionnel de sa grossesse, l’artiste nous enjoint à reconsidérer notre relation avec notre propre corps : à la fois entité unique et changeante, multiple et intemporelle. Son œuvre propose une réflexion intime et universelle, questionnant les notions d’identité corporelle et de féminité dans toute leur complexité. En défendant une beauté non-conventionnelle, Alessandra BB tente d’échapper aux pressions sociales autour des canons esthétiques. L’une de ses représentations, inspirée des
Demoiselles d’Avignon, montre des corps de femmes enlacées et nues symbolisant cette liberté retrouvée. Elle préfigure également la fragilité de la féminité qui se montre telle qu’elle est, sans cuirasse.
Encore aujourd’hui, bien que la féminité soit de moins en moins exclusivement définie par le sexe ou le genre, elle demeure profondément influencée, voire conditionnée, par les dynamiques socioculturelles qui l’entourent. Ainsi, les femmes qui souhaitent aujourd’hui reprendre le contrôle de leur féminité se heurtent souvent à un conservatisme récurrent. L’œuvre de Sarah Maple illustre avec une ironie subtile ces tensions en se mettant en scène dans des situations qui dénoncent les stéréotypies pesant sur les femmes dans notre société contemporaine. De leur côté, Polina Egorushkina et Maria Sarkisyants, dans le collectif Pomidor, rappellent que la notion de féminité dépasse largement la simple réappropriation par les femmes de leur propre corps. Dans leur approche, le corps ne se limite pas à sa dimension organique, mais évolue avant tout dans un corps social, cet espace symbolique où se tisse l’imaginaire collectif projeté sur les femmes et les rapports de domination entre les individus. C’est par la création de situations, d’expériences et d’espace communautaires que les femmes pourront défendre et affirmer l’image qu’elles ont d’elles-mêmes, plutôt que de subir celle qu’on leur impose. Et surtout affirmer leur propre voix et ne plus dire :
What would you do in my place ?
C’est donc par la résilience des femmes que de nouvelles perceptions de la féminité peuvent émerger, tentant d’échapper ainsi aux normes rigides d’une société trop préoccupée à lui assigner une place dans son organisation binaire du genre. Pourtant, bien que la féminité dépasse cette conception réductrice, elle en reste étroitement liée à bien des égards. Car la féminité continue d’être définie, souvent implicitement, à travers le prisme de son opposé : la masculinité. Cette opposition, profondément ancrée dans les imaginaires collectifs, façonne des représentations où la féminité n’existe qu’en relation ou en contraste avec l’autre, plutôt qu’en tant qu’entité autonome. De fait, les femmes aspirent encore à une forme d’harmonie qui dépasserait cette dichotomie, s’inscrivant, cette fois, dans une quête magnifiée du couple. Il apparaît alors que cette complémentarité relève également d’une réalité complexe et parfois problématique.
Cette complexité s’inscrit le travail d’Adèle Levitova, qui explore une féminité façonnée par des imaginaires fantasmés. Elle poursuit la quête spirituelle d’un monde apaisé, idéalisé, où la rencontre de l’âme-sœur ouvrirait la voie à une relation harmonieuse entre les hommes et les femmes. On pense évidemment au célèbre dialogue platonicien sur l’Amour, où des êtres incomplets cherchent leur moitié pour ne faire qu’un et ainsi guérir la condition humaine. L’œuvre d’Adèle Levitova, nourrie de récits imaginaires et d’expériences personnelles, puise dans la puissance imagée des rêves. Dans son œuvre, se trouvent des couples qu’elle représente enlacés dans des mouvements empreints de grâce, en parfaite symbiose. Leurs corps, soumis à des transformations, se dissolvent, deviennent éthérés, abolissant les limites de leur matérialité. Mais ces figures idéalisées contrastent avec d’autres scènes où les corps, séparés, sont rendus à une solitude poignante. Une femme mime l'étreinte avec l’ombre de ses propres mains. Une autre tourne le dos à un portrait peint sur une toile lui renvoyant une image déformée. Une autre, encore, rêve d’une rencontre improbable devant un verre d’alcool. L’attente devient significative d’un sentiment de déréliction. La rencontre devient l’affaire du hasard ou de la prédestination, générant une tension palpable entre le désir et l’incertitude. Elle motive l’interrogation d’une boule de cristal.
Cette vision de la féminité, associée à sa complémentarité et mêlant à la fois romantisme et réalisme, soulève les enjeux des interactions humaines. Elle rejoint la problématique abordée par Alena Tereshko, qui, à travers ses sculptures en tissu,
Hand-raised Worm, veut rendre compte des états émotionnels complexes dans des relations entrelacées. L’artiste cherche à exprimer une aspiration à être proche de l’autre tout en redoutant les blessures émotionnelles que cela peut impliquer. La bipolarité des corps est constamment tiraillée entre l’envie d’atteindre l’autre et la peur du rejet. Ce tiraillement révèle la vulnérabilité des femmes et la façon dont elles sont souvent perçues ou contraintes dans des postures émotionnelles complexes, entre force et fragilité.
Il est indéniable qu’une forme de féminité perdure, ce malgré les bouleversements sociétaux des dernières décennies. Peut-être faut-il en tirer une leçon inspirée par l’artiste Tatiana Elizarova, qui, avec sa série
Aggregate States, s’intéresse à la manière dont les individus réagissent aux changements incessants de leur environnement. L’incarnation de la féminité semble ainsi être le fruit d’une évolution constante, laissant supposer qu’elle ne cessera jamais de se réinventer. On peut donc imaginer une féminité en perpétuel changement qui, bien qu’encore invisible aujourd’hui, se révélera pleinement demain.
In/Visible : The Changing Shape Of Womanhood entend témoigner de cette sensibilité féminine aux formes changeantes, nourrie par la rencontre d’influences culturelles variées et de dynamiques globales contemporaines. La notion d’ « éternel féminin », désormais en déclin, cède la place à une compréhension plus nuancée et fluide de la femme. Dans un monde dominé par le diktat de l’image, l’enjeu réside dans la réappropriation d’une perception de la féminité, telle qu’elle se manifeste et se vit dans notre réalité actuelle.
Agathe Anglionin
Curatrice, critique d’art, architecte
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