Le choix de la liberté« Griffonner, gratter, agir sur la toile, peindre enfin, me semblent être des activités humaines aussi immédiates, spontanées et simples que peuvent l’être le chant, la danse ou le jeu d’un animal qui court, piaffe ou s’ébroue » Hans HartungLaurence Granger présente, en septembre 2025, à la Galerie de l’Est (Compiègne) un choix d’œuvres qui permet de sentir l’évolution de son travail pictural de 1986 à 2025. Pour habiter les deux salles, il a fallu choisir certaines toiles, les sélectionner, en éliminer d’autres. Le choix… Dans la vidéo de juin 2011 (
Triptyque) de Ronan Letourneur, le choix apparaît comme le principe essentiel du travail de l’artiste : « Je souhaite qu’il y ait une lumière qui sorte de cette peinture et qu’il y ait une expression aussi. Je souhaite qu’il y ait les deux dans mon travail. » L’expression vient de la couleur, du geste mais aussi du choix du format. Avec ce triptyque de 2011, le choix se situait entre imaginer une liaison entre les trois pans du triptyque ou les imaginer vivant de leur vie propre, séparément.
« Le format m’engage quand je peins au sol. ». C’est bien de format qu’il est question dans son œuvre, tout autant que de geste pictural. L’artiste prend un véritable plaisir, mêlé de curiosité, à se jeter à corps perdu dans de grands formats. L’exposition au musée de l’Arsenal à Soissons en 2002 en est un témoignage : 39 panneaux contre-plaqués (1.22 x 2.50 m) enserrent, sur la photo-trace de l’installation, l’artiste, devant les dix quadrilatères peints recto-verso dont la structure trace deux diagonales de couleurs presque primaires. Le corps exulte dans le déploiement des brosses nourrissant la surface étendue du support. L’artiste insiste sur « la forte dualité de son œuvre ». Cette dualité se traduit en particulier dans l’alternance de petits formats avec de très grandes surfaces, liée aux potentialités du matériel utilisé, des rouleaux de toile polyester qu’elle découpe à sa convenance, et qu’elle tend sur châssis ultérieurement, seulement quand elle aura décidé que l’œuvre est achevée : « C’est une proposition. C’est possible. C’est suffisant ». Là encore, comment choisir de s’arrêter là plutôt qu’à un autre moment ?
La liberté de l’artiste trouve particulièrement à s’exercer quand elle s’attelle au format carré et cherche à échapper à sa limite cernée. Elle s’en est libérée avec les
Sémaphores et les
Moutures qui, en 1994/95, déchirent le papier contrecollé et le carré d’où parviennent à s’extirper des morceaux de bois, triangulaires et brisés, issus d’un carré déconstruit. C’est aussi paradoxalement en œuvrant directement sur le format carré qu’elle parvient à s’affranchir de sa forme contraignante. « J’ai démarré la série de 2022 (format 150 x 150 cm) avec l’idée qu’il n’y aurait pas de recouvrement par du blanc, pas d’effacement mais une construction colorée qui produirait de la lumière. Et la ligne serait bien présente. Je sentais que j’avais la volonté de sortir de la dualité. » Dans cette série aux couleurs toniques, les formes sont très variées, des ronds presque carrés, des signes ludiques, comme Miro les cherchait, et, parfois un léger trait de pinceau à gauche ou à droite reconstruit le carré à l’intérieur de la toile comme pour s’en extirper en le déplaçant volontairement à l’intérieur de la toile.
Ses recherches picturales oscillent aussi entre deux manières de faire : le tracé gestuel libre sur fond blanc, souvent un tracé noir ouvert qui se projette dans l’espace blanc ou, inversement, la recherche de la couleur dans des toiles aux tons pastel où les couleurs se combinent et s’abîment entre elles dans un fondu de couleurs entrelacées. Dans une de ces œuvres récentes (salle 1 de la Galerie de l’Est de Compiègne), une toile de 50 sur 40 cm,
Sans titre n°001, 2025, des taches de couleur emmêlées. Une grosse tache jaune prend la moitié de l’œuvre cernée d’un trait noir, fait songer à un parc… Si l’artiste se refuse à toute allusion à la nature, certaines peintures y amènent. Même si c’est de façon inconsciente, par sa touche impressionniste, le geste pictural évoque en filigrane des espaces naturels. Le spectateur se retrouve promeneur dans un « paysage choisi » (Nerval), paysage que Laurence Granger qualifie « d’intérieur », écho de promenades et rêveries, promenade guidée par sa peinture au motif souvent évanescent et ce, particulièrement dans les séries des années 2018 à 2022 (salle 1) où elle juxtapose, en soubassement de certaines œuvres, des formes rectangulaires, oblongues comme des pavements et des masses colorées, agitées de mouvements, en haut de la toile. Bien sûr elle ne peint pas sur le motif mais, comme Eugène Leroy, elle aime à parler de la lumière qui façonne l’œuvre. Elle n’ignore rien de la place que les lieux, les espaces jouent en nous. Elle se souvient à quel point son changement d’atelier l’a amenée à réfléchir autrement à la lumière, à apprécier différemment le blanc du papier, à laisser du blanc sur la toile. Le geste alors peut s’y déployer dans tous ses états, libéré de la densité de la matière colorée, ouvert sur une page blanche, ou presque.
Une de ses premières toiles,
Sans titre n°186, 1986, mise en scène entre les deux salles d’exposition de la Galerie de l’Est, montre le départ de sa recherche, son évolution de la couleur à la ligne, au trait. Cette œuvre secrète une émotion particulière en raison de son travail sur la couleur. Elle fait rêver : une forme bleue semble évoquer une sirène humanoïde et ouvre vers des milieux aquatiques ou boisés à droite. C’est une œuvre très audacieuse où l’artiste fait cohabiter des tons forts, un bleu presque turquoise, intense, un rose fuchsia avec un fond jaune qui constitue la totalité du fond de l’œuvre, laquelle ne contient aucun espace blanc. Et, aussi étrange que cela paraisse, ces couleurs vives cohabitent ensemble sans s’opposer. Il en va de même avec le geste, la virtuosité de l’éclat gestuel noir lancé dans l’œuvre achetée en 1986, par le FRAC Picardie, qui fait éclore la lumière dans un halo de végétation suggéré. La « sensation » qu’évoque le titre de l’exposition (
Abstraction, état de sensation) peut tout aussi bien n’évoquer aucune forme figurative et appeler simplement une sensation corporelle, celle que le geste de la brosse crée pour le regardeur, sensation de chaud, de lumière, de mouvement… Toutes les possibilités demeurent ouvertes.
Reste pour l’artiste à affronter la dualité qui la préoccupe, la recherche de la lumière qui la fait « tendre vers le monochrome et l’émergence de formes fortement colorées et contrastées », recherche qu’elle mène en exténuant le sujet par la série : « La sensation qui va émaner d’un léger équilibre acquis et d’une légère instabilité va m’imposer de répéter des séries. » Laurence Granger joue des séries comme d’un instrument de musique et c’est, paradoxalement, par cette répétition (« qui n’est à chaque fois ni tout à fait la même ni tout à fait une autre ») qu’elle trouve sa liberté, liberté des sensations liée à la couleur et au geste de la brosse, mais aussi à l’état d’esprit de l’instant présent.
Laurence Boitel, 2025